Fondateur de Criteo (l’une des trois entreprises françaises cotées au Nasdaq), Jean-Baptiste RUDELLE nous offre un témoignage essentiel sur le monde des start up du numérique, tout à la fois didactique lorsqu’il partage ses vicissitudes, et attachant lorsqu’il nous confie son regard sur le monde.
• « J’avais deux rêves un peu idiots » : «créer ma boîte et écrire un livre », bien que « personne ne m’(ait) poussé ni même initié, tant s’en faut » (P.22). Ses parents percevaient l’entrepreneuriat « comme peu glorieux et au fond un peu vulgaire » (P.22). Inutile pour cela d’être « un grand orateur, surtout en anglais » (P. 12), ni d’être spécialement sociable. Etant "geek" avant l’heure, « ce léger autisme social (lui a même) été paradoxalement d’une grande utilité dans sa carrière d’entrepreneur » (P.21). On peut même avoir été « la honte de l’école » (P.248) de Supélec et n’appartenir à aucune « mafia X-Mines ou X-Télécoms qui se cooptent entre eux » (P.191).
« Pas besoin (non plus) de se morfondre des années dans un grand groupe pour acquérir de l’expérience (…). Si j’ai un message pour les jeunes de 25 ans qui veulent monter leur start up, c’est de ne pas attendre » (P.195), quitte à démissionner sans avoir « aucune idée de ce que j’allais faire mais, comme j’étais dos au mur, je me disais que ce serait une façon de forcer le destin. Il allait bien se passer quelque chose. Il le fallait. » (P.125).
En revanche, « s’il vous faut dix ans avant de sortir de votre tour d’ivoire pour discuter avec un associé potentiel ou vous laisser approcher par un investisseur financier, vous n’arriverez jamais à construire grand-chose (…). Dans le monde des affaires, ce comportement farouche est un énorme frein (…). Il faut se faire confiance a priori, et non a posteriori. Ce n’est pas intuitif » (P.174). « La première chose que je conseille à un jeune entrepreneur, c’est d’échanger avec ses pairs » (P.170).
• Un événement personnel décisif fut le décès accidentel de sa sœur âgée de 15 ans. « De cette tragédie (lui) est restée une aversion féroce pour les gens qui n’assument pas leurs responsabilités » (P.20). Cette expérience lui « a peut-être permis de (se) lancer dans certains projets un peu fous, sans peur de l’échec et surtout sans peur du jugement d’autrui, paralysie que j’ai souvent observée chez d’autres pourtant plus doués et ambitieux que moi » (P.21). Il note encore avoir conclu à ce sujet : « Lorsque vous êtes frappé par une injustice irréversible, si terrible soit-elle, il vaut mieux aller de l’avant plutôt que de chercher réparation pour un passé perdu » (P.20).
• « Une start up est un projet à long terme, où le succès n’arrive qu’après une incalculable succession de difficultés et de déceptions à surmonter. La qualité numéro un de tout fondateur doit être la persévérance. Surtout ne pas se décourager quand on se prend un mur » (P.44). Il lui « a fallu 15 ans pour commencer à comprendre quels sont les ingrédients qui font une bonne start up » (P.27). Sa première entreprise est « un désastre total » (P.23) où il perd toutes ses économies et « 6000 Euros (grosse somme pour eux) empruntés à son père et son frère » (P.24). S’agissant de CRITEO, sa troisième entreprise, il pense avoir encore « testé toutes les façons de nous fourvoyer » (P.77) : « Ratage n°1 : la mauvaise idée, mal mise en œuvre » (P.78) ; «Ratage n°2 : la mauvaise idée, bien mise en œuvre » (P.79) ; « Ratage n°3 : la bonne idée, mal mise en œuvre » (P.85). « Le pire des scénarios de ratage » étant le n°2 : « embarquer l’équipe dans une direction médiocre (permettant de) vivoter honorablement, mais c’est tout » (P.81).
• Ce sont toutefois ses « échecs et erreurs en tout genre » qui lui ont progressivement appris à « mieux ajuster les choses » (P.27) et « mis sur la bonne voie en m’obligeant à aller au bout de ma logique. C’est souvent comme cela que ça se passe » (P.34). « Souvent, dans les success stories, le concept initial est assez éloigné du produit final » (P.41). Le problème est qu’il est « souvent très difficile de voir en amont la bonne direction à prendre » (P.74). Il faut donc procéder par tests successifs pour trouver « le bon angle d’attaque (des « géants installés »), en adoptant « ce que j’appellerai la stratégie barbapapa. Sans changer son cœur d’expertise, il faut être capable de métamorphoser en un clin d’œil son modèle pour s’adapter à la nouvelle donne » (P.75), ce qui est « tout sauf confortable (…) quand vous avez investi du temps et beaucoup d’énergie à emmener l’équipe et les investisseurs dans une direction donnée » (P.74).
• L’objectif est d’introduire une disruption : « une innovation radicale en totale rupture avec le modèle » existant (P.204) qui « vient saper les fondements mêmes de votre métier » (P.202) et qui vous rend « vraiment indispensable à vos clients » (P.81). Pour Criteo, ce fut « la multiplication par 5 (du) taux de clic » (P.105) grâce à des bannières publicitaires mieux ciblées, jointe à un mode de facturation des annonceurs « en fonction du nombre de fois où les internautes cliquent » (P.111), idée inspirée par Google.
• Il faut très vite convaincre des « acolytes de prendre le train en marche » (P.35), en l’occurrence, des profils avec « une compétence ultra-technique » (P.34) qui compléterait sa « casquette de serial entrepreneur » (P.39). « Même au tout début, vous devez dénicher un stagiaire futé et rapide qui a un bon bagage en programmation » (P.36). Pour les trouver, il faut « séduire, c’est la clé dans le démarrage d’une start up (…). Tout ce que vous faites (business plan, préfinancement, maquette produit, voire parfois tests clients) n’a en réalité qu’un seul objectif : convaincre les bons talents de vous rejoindre » en sachant « créer un sentiment d’urgence pour vos candidats associés. Les convaincre que s’ils ne bougent pas, ils vont peut-être passer à côté de l’opportunité de leur vie » (P.35).
Il est indispensable de « démarrer, même sans associé » (P.34), en bricolant soi-même « une toute première maquette » (P.36). Il faut ensuite en parler et « tant pis pour la paranoïa façon j’ai-une-idée-fantastique-attention-à-ne-pas-me-la-faire-voler » (P.34). « Des idées, il y en a tant », dit-il (P.40), alors que « l’important, c’est la discipline dans la mise en œuvre, ce que les Américains appellent l’exécution, et cela, c’est infiniment plus difficile » (P.41).
Rien n’est à négliger pour séduire, comme « une cantine gratuite pour le déjeuner » (P.37), le siège de la rue Blanche « un très beau vaisseau amiral, qui a contribué à convaincre de nombreux brillants talents de nous rejoindre » (P.59), la culture de « l’innovation collaborative » (P.173) et naturellement « des stock-options pour tout le monde, quelle que soit la position dans l’entreprise » (P.187), une « règle de base » qu’il « ne regrette pas (…) quand (il) voi(t) la cohésion et le dynamisme que cela a créés » (P.189).
• Il faut « bâtir dès le début une technologie scalable (=déployable à grande échelle) » (P.126) et « penser son produit pour qu’un jour il puisse être mondial » (P.199). « Toutes les start up veulent vraiment changer le monde. Sinon, elles n’ont pas le bon code génétique pour réussir » (P.165).
Mondial et n°1 car «winner takes all » (P.198) : « Dans un marché fragmenté et multi-local, il y avait toujours moyen de se tailler une niche confortable (…). Dans un marché globalisé et transparent, ce n’est plus possible. Pourquoi les clients choisiraient-ils le numéro 2 s’ils peuvent avoir accès au numéro 1 » (P.201). « Nous sommes (…) aujourd’hui aux prémices d’une incroyable révolution industrielle. Le jeu est grand ouvert. Osons en profiter et voir grand, quitte parfois à nous mettre en danger » (P.27).
• Aussi, dès que l’on tient « un petit avantage, un concept qui peut faire la différence, il faut foncer comme si demain était le dernier jour de votre vie » (P.198). Ne pas être « comme on dit “petit bras“ » (P.68), mais au contraire prendre le risque « d’investir tous azimuts, y compris dans des pays plutôt intimidants comme le Japon », et dans la recherche, « cela veut dire s’imposer des charges et des coûts fixes incompressibles, sans aucun certitude de voir des revenus en découler » (P.71).
Au plan de l’organisation et de la gestion, cette croissance implique « sans arrêt (de) tuer les recettes qui ont fait le succès de l’étape précédente et réinventer de nouveaux modes de fonctionnement. La seule manière de grandir est de recruter à chaque poste des professionnels qui soient les meilleurs possibles. Et de déléguer des pans toujours plus importants de la gestion quotidienne » (P.245).
• Il faut beaucoup « de carburant dans la fusée » (P.47) pour tenir « 2 ans (sans) aucune réussite concrète » (P.92) : « 300 000 Euros ? Cela ne va vous mener nulle part. Il faut lever directement 3 millions d’Euros (propos tenus fin 2005). Tout de suite. Et vous allez voir, si étrange que cela paraisse, ce n’est pas forcément plus difficile » (P.42). Comme les banquiers n’ont pas « été formé pour jauger la viabilité (…) d’une start up qui risque de connaître les montagnes russes », et que « le risque ( …) de se retrouver en faillite personnelle parce que votre start up n’a pas marché (…) est simplement déraisonnable » (P.49), il n’y a pas d’autre solution que l’appel au Vici (venture capitalist) que nous traduisons « en français (…) par “capital-risque” (…) alors que la traduction littérale serait plutôt “capital-projet” ou encore mieux “capital-aventure”» (P.50).
A leur sujet, il constate : « Les amateurs et les médiocres se battent comme des chiffonniers sur la valorisation et vont pinailler sur toutes les clauses du pacte d’actionnaires. Au contraire, les meilleurs investisseurs - les vrais professionnels - se concentrent sur la seule question qui compte : croient-ils que leur poulain peut devenir une licorne, oui ou non ? » (P.52), ceux-là sont « extrêmement sympathique(s) (…), capables de poser les bonnes questions, de pousser le dirigeant dans ses retranchements » (P. 89), très réactifs (24 heures pour une "term sheet") et ils aiment « les montages simples » (P.55), ce qui ne l’empêche pas de relire « avec une attention quasi maniaque tous (ses) pactes d’actionnaires, à la virgule près » (P.64).
Si les discussions sont « souvent assez tendu(es) » (P.65), parfois empruntent de « bluff » (P.53), il prévient qu’elles ne doivent pas « tourn(er) au bras de fer. Car après il faut vivre ensemble, souvent pendant des années » (P.65). Il faut par ailleurs « sortir de cette équation : dilution du capital = perte du pouvoir opérationnel (qui) ne reflète (…) pas la réalité quotidienne » (P.57). Il est quant à lui passé de 50% à 5% du capital de Criteo.
Enfin, il ne faut pas oublier que les investisseurs ont « un taux de rendement moyen (…) plutôt médiocre » (P.51), que certains n’ont « jamais monté ni dirigé de start up » (P.61), de sorte qu’il est « obligé de constater que, chaque fois que je me suis forcé à suivre les conseils stratégiques avisés de mes financiers contre mon instinct, je m’en suis mordu les doigts » (P. 62), et… qu’ils « détestent le risque » (P.43). A cet égard, le succès de sa deuxième start up (Kiwee) a rendu sa levée de fonds pour criteo « quand même plus facile » (P.54). Comme en matière commerciale, « le succès appelle le succès » (P.138).
• « Dans la constitution de tout patrimoine, il y a le plus souvent un gros facteur hasard (…). Sans un minimum de bonnes fées, même le plus talentueux et le plus volontaire des hommes ne peut pas réussir » (P.224). « La vie professionnelle, c’est une sacrée loterie. Il faut être né à la bonne époque, être ni trop jeune ni trop vieux. Et bien sûr ne pas rater le bon secteur » (P.194). « Quant à ceux qui ont eu la malchance de choisir un secteur moins florissant, ils peuvent, après des années de travail acharné, se retrouver au chômage, et cela sans avoir démérité. C’est injuste, mais c’est ainsi » (P.206).
Pour lui, ce fut par exemple cette rencontre fortuite avec ses deux associés : « incroyable mais vrai, ils travaill(ai)ent exactement sur la même chose (que lui), un site de recommandation de films » (P.39), ce fut cet investisseur qui lui a un jour lancé, « presque à la cantonade : - Jean-Baptiste, tu as pensé à utiliser ta technologie pour la publicité ? » (P.91), ou cet autre qui lui a donné le sursaut financier indispensable : « Je n’ai appris la vérité que bien plus tard. En fait, le big boss anglo-saxon avait trouvé l’histoire de Criteo franchement… peu convaincante. Mais comme Dom venait de rejoindre l’équipe, le grand patron avait décidé de le laisser faire sa bêtise, à savoir investir dans criteo » (P.95), ou encore le fait d’avoir « pu tranquillement grandir (à Paris) sous les radars (américains) » (P.127)…
[Après avoir quitté la direction générale de Criteo fin 2015, Jean-Baptiste RUDELLLE en redevenu PDG en mai 2018]
Comentarios