Le Canard Enchaîné est un journal hebdomadaire sans équivalent en France depuis des décennies, à la fois léger sur la forme et rigoureux sur le fond. Mais c’est aussi une des rares sociétés du secteur qu’aucune « crise de la presse » ne semble avoir affectée. Avec un chiffre d’affaires supérieur à 20 millions d’Euros ces dernières années, une rentabilité nette d’environ 10% et des réserves de l’ordre de 130 millions d’Euros (de quoi tenir au moins 5 ans sans faire une seule vente…), le Canard aurait-il trouvé, dans ce domaine aussi, quelques « scoops » ? Voici du moins certaines pistes de réflexion inspirées par la lecture de son livre anniversaire (Le Canard Enchaîné 101 ans Un siècle d’articles et de dessins - Seuil 2017).
• Un fondateur charismatique :
Maurice Maréchal a 33 ans en 1915 quand il investit un petit héritage de famille dans la création d’un journal décidé à « rompre avec toutes les traditions journalistiques établies jusqu’à ce jour » (P.14) pour « lutter contre l’odieux bourrage de crâne de la presse et l’optimisme béat des immobilisés de l’arrière » (P.186). Y travaillent son épouse (Jeanne) à l’administration et un ami (Gassier) aux dessins. « Il ne vivait que pour son journal, dans son journal. Il ne se montrait pas dans les lieux où d’ordinaire les gens s’exhibent (…). Maréchal, c’était l’homme le moins servile du monde (…) il avait cet air correct et net qu’ont parfois les artisans. Costume sobre, chemise irréprochable – un côté savon de Marseille !... » (P.122). Quant à son épouse, elle est à l’initiative de la reparution du journal après la 2de guerre mondiale, « tel que Maréchal (mort en 1942) l’eût souhaité ». Directrice jusqu’en 1967, l’équipe évoque « sa gentillesse et son élégance morale (concluant), c’était la mère du Canard. C’était notre mère à tous » (P.239).
• Une mission sociétale très claire et motivante, formalisée dans le premier éditorial de 1916 :
être « un journal vivant, propre et libre » (P.5) afin, comme le dit plus tard l’un de ses PDG emblématiques, d’ « être le fou du roi (fût-il un social-roi) brocardant le prince et ses courtisans, en même temps que le garde-fou de la République dénonçant les excès du pouvoir, les exactions, les sottises, les abus de tous ordres, essayant de protéger les citoyens » (P.485), tenant « son rôle dévastateur, démystificateur, révélateur, consolateur » (P.326). Une sorte « d’appareil d’éclairage » (P.122). A noter qu’il s’engage exceptionnellement de manière directe (achat d’un terrain au Larzac, achat de montres LIP…).
• Toute l’énergie de l’entreprise est dirigée vers la satisfaction du client :
le lecteur, pas les actionnaires ni les publicitaires. « Le Canard a toujours été partisan d’une saine méthode : trouver des lecteurs plutôt que des annonceurs » (P.5).
Le Canard enchaîné ne manque pas une occasion de mettre ses clients à l’honneur : « Le Canard sait ce qu’il doit à ses lecteurs, qui sont aussi ses amis et ses complices. C’est leur fidélité, leur confiance qui lui ont permis d’affirmer son succès, puis de multiplier son audience » (P.326). Il s’excuse systématiquement auprès d’eux d’une augmentation de ses tarifs, prenant soin de l’expliquer et de promettre « d’appréciables compensations dans la présentation et la rédaction » (P239), ainsi que de ses défauts et erreurs (la rubrique « pan sur le bec »), qu’il en soit responsable (dès le 2ème numéro, Maréchal s’excuse du mauvais tirage et du mauvais papier du 1er) ou pas (s’agissant de perturbations dans la distribution liée à des grèves par exemple). C’est d’ailleurs parce qu’il ne peut pas justifier une hausse de son prix tout en publiant d’importants bénéfices, que son tarif est inchangé depuis le passage à l’Euro fin 2001 (interview de Claude Angeli en 2020 sur France Culture).
Ce client n’est toutefois pas "Roi" du Canard Enchaîné qui se justifie par exemple de poursuivre « son rôle de contre-pouvoir » après l’alternance du 10 mai 1981, concluant : « S’il en était autrement, ou bien c’est nos lecteurs qui se seraient trompés de journal, ou bien c’est nous qui nous serions trompés de métier » (P.341).
• Une limitation assumée de son action à « son » produit « unique », clairement identifié et valorisé par ses clients :
Le Canard fit quelques essais de diversifications au début des années 1920 ; expériences qui furent autant de fiascos commerciaux : lancement de deux journaux parallèles au Canard, achat d’une salle de théâtre de 1000 places. Il préféra depuis lors se concentrer sur son produit, quitte à vivre « chichement dans les premières années, petitement à certaines époques, mais toujours librement, sans rien demander ni devoir à personne qu’à ses lecteurs » (P.326). Une stratégie d’arbitrage souvent difficile à assumer et à conduire, mais indispensable pour maintenir son avantage à terme, comme le notait Roger Fressoz, son PDG des années 1970 : « Le Canard a changé d’échelle à partir du moment où il a été lu par plusieurs centaines de milliers de lecteurs. Comment répondre à l’attente de publics forcément hétérogènes, comment garder ces lecteurs aux attentes différentes ? Comment sauvegarder l’esprit du Canard ? Cela a toujours été mon obsession » (P.LVII).
Corollaire formel de cette focalisation sur sa formule de journal, la maquette historique en bichromie et les rubriques du journal n’ont quasiment pas évolué au fil du temps et le papier reste le support unique de l’information ; le site internet du journal n’est qu’administratif (nota : une version numérique du journal existe aujourd'hui).
En revanche, côté atelier d’imprimerie, en dépit de sa nostalgie du « marbre », le Canard Enchaîné n’hésite pas à investir dans les « techniques de pointe (de la) photocomposition » en 1982 (P.358).
• Le maintien d’un modèle juridique et productif entièrement cohérent qui rend son imitation par les concurrents très difficile ou nécessairement partielle.
On note parmi ces facteurs clés de succès interdépendants :
1/ L’indépendance du journal à l’égard de tout actionnaire externe. Les 40 salariés (dont 30 journalistes) sont les seuls actionnaires de la société (une SAS), conformément au vœu de M. Maréchal, mais ces actions « ne peuvent être vendues, ni transmises à des tiers. Après le départ du salarié, les actions sont redistribuées à l’intérieur du journal (…) et aucun dividende n’(a) jamais été versé » (P.628).
2/ L’indépendance du journal à l’égard de tout créancier externe (« jamais le Canard n’a emprunté un centime à une banque » - P.628), ou annonceur (quelques publicités ont toutefois été insérées dans certains numéros au début des années 1920), ce qui lui garantit la plus grande liberté éditoriale, car « l’indépendance d’un journal commence par celle du tiroir-caisse » (P.5).
3/ Des relations personnelles avec un réseau d’informateurs des milieux politique et administratif, qui reposent sur « un travers de la nature humaine : quiconque sait quelque chose veut qu’on sache qu’il le sait, donc il le dit ! » (P.L) et la certitude que l’anonymat sera respecté par une longue tradition de défense du secret des sources.
4/ Un travail d’investigation et de vérification scrupuleux de l’information vécu comme une prêtrise. «Tu comprends, confessait (R. Fressoz), quand il y a une connerie dans le Canard, je ressens comme un coup de poignard, là, dans le ventre » (P.485). Par ailleurs, « l’information n’est jamais neutre : on nous la donne soit pour se valoriser, soit pour déprécier un adversaire, ou pire, un ami » (P.LI). Avant son embauche, un journaliste doit « avoir fait ses preuves ailleurs » et il est pris « à l’essai » pour vérifier qu’il est un « bon chien de chasse » (interview de Claude Angeli en 2020 sur France Culture).
• Une culture d’entreprise très affirmée qui réunit tous les collaborateurs.
Elle est caractérisée par :
1/ Des rituels : les deux conférences de rédaction hebdomadaires (mercredi après-midi et lundi matin) qui se tiennent debout et sont « souvent animées et fertiles en grands moments d’éloquence comme en furieuses prises de becs » ; « l’en-cas généreux de fromages, jambon et fruits » le lundi soir à la mi-temps du bouclage et après le bouclage, le déjeuner du mardi entre 15 et 18 heures, dans une brasserie de Montparnasse (P.629).
2/ Des adages « La liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas » (en dernière page de chaque numéro); « le Canard n’est ni de droite, ni de gauche, il est d’opposition » (P.5) ; « Tu (la censure) auras mes plumes, tu n’auras pas ma peau » (P.14).
3/ Un code de bonne pratiques professionnelles : « la mauvaise humeur est toujours considérée comme une faute professionnelle » (P.629) ; il n’y a pas de portes dans les locaux et « même le « bureau des chefs » (le directeur, l’administrateur et les 2 rédacteurs en chef qui partagent d’ailleurs la même pièce) est grand ouvert ; les journalistes doivent refuser toute invitation « venant de personnes qui détiennent un pouvoir public en France » (P.358).
4/ Un code de bonnes pratiques personnelles : un journaliste doit refuser la légion d’honneur et surtout « il ne fallait pas la mériter » ; il ne doit pas non plus prendre parti pour des milieux d’extrême droite (P.99). Les journalistes (et les « chefs » en particulier) doivent rester discret et refuser de « jouer les vedettes et de participer au journalisme-spectacle » (P.485).
• Depuis ses débuts, Le Canard se moque volontiers de ses concurrents…
et affiche d’autant mieux sa différence, quitte à les piéger par de fausses nouvelles, comme le canular du sous-marin "Deutschland" en juillet 1916 (P.21). Il pointe régulièrement les conflits d’intérêts de ses confrères, récemment leurs déboires sur internet face à google (Le Canard enchaîné – 30/10/2019) ou tout simplement leurs coquilles recueillies dans les rubriques « à travers la presse déchaînée » et « rue des petites perles ». A contrario, il n’oublie pas de souligner son propre professionnalisme et ses vertus, par ex. lors des événements de 1968 : « Le Canard, comme toujours, a préféré observer la règle » (P.221). Il s’attire naturellement des attaques en retour, comme celles de l’Humanité qui stigmatise Le Canard, « champignon vénéneux se nourrissant des scandales quotidiens de la société d’aujourd’hui » (P.316) à l’occasion du suicide de Robert Boulin en 1979, puis à nouveau lors de celui de Pierre Bérégovoy en 1993, où il répond « n’avoir enfreint aucune règle déontologique (…), n’avoir commis ni faute professionnelle ni faute morale » (P.407).
• Des coups d’éclats qui ont fait la publicité du canard.
La publication de nombreux scoops (depuis le canular de 1916 jusqu’à l’affaire Fillon), en passant par l’affaire des faux plombiers et vrais poseurs de micros, en 1973, qui donne au journal un « retentissement planétaire : toutes les télés du monde se sont précipitées dans les locaux encore en travaux (…) pour filmer le trou laissé » (P.268).
Ces révélations ne vont pas sans risque pour les journalistes que l’on a tenté de déstabiliser « sur le terrain de la vie privée » (interview de Claude Angeli en 2020 sur France Culture qui « n’en dira pas plus ») et pour l’entreprise elle-même, régulièrement attaquée : BOUYGUES lui réclame par exemple 9 millions d’Euros de dommages et intérêts (un record absolu pour la presse) en 2012, avant d’être entièrement débouté (P.575).
• De bonnes relations sociales malgré une gestion économe de l’entreprise.
Les salaires sont « bons » (Claude Angeli, directeur de la rédaction de 1991 à 2012, gagnait 15 000 Euros par mois en fin de carrière - interview de Claude Angeli en 2020 sur France Culture) et « en progression régulière » à l’ancienneté, il y a un chèque de fin d’année, mais « il n’y a pas de voiture de fonction, chacun n’a pas sa secrétaire » (interview de Claude Angeli en 2006 sur France Inter).
« La seule mondanité - et les seuls frais inconsidérés - » est le cocktail du Canard qui a lieu au printemps chaque année, où il « ne lésine ni sur le cadre – une belle galerie de salles fleuries donnant sur un somptueux jardin – ni sur le champagne » (P.629).
Il n’y a pas de représentant du personnel, ni de représentant syndical (interview de Claude Angeli en 2020 sur France Culture).
Le directeur général, élu par les actionnaires (salariés), est très stable : les 5 directeurs qui se sont succédés entre 1915 et 2017 ont duré 20 ans chacun en moyenne.
A la mort du dessinateur Moisan, le Canard notait que « dans notre chênaie désolée (…), nous savons bien que de jeunes arbres poussent » (P.359).
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