INTERMARCHE, NETTO, BRICOMARCHE, BRICORAMA ou ROADY sont des enseignes du GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES. Son histoire se confond, depuis plus de 50 ans, avec celle de la grande distribution. En voici quelques aspects que l’on peut compléter par un récit très remarquable du "système INTERMARCHE" (spécialement sur sa formule de parrainage financier et sur sa logistique), sur le blog d’un ancien responsable d’entrepôt : https://amelier.blog4ever.com/blog/tous-pour-un-un-pour-tous-le-systeme-intermarche. A noter que je fus aussi salarié de sa holding entre 1995 et 2003.
A l’initiative et à la tête du GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES de 1969 à 1994, se distingue un entrepreneur assurément exceptionnel : Jean-Pierre LE ROCH. Son autobiographie autorisée [Reynald Secher – Jean-Pierre Le Roch : de l’exil aux Mousquetaires - ERS 1995], parue un an après sa retraite "officielle", présente largement son parcours et ses conceptions (toutes les citations suivantes en sont extraites, sauf mention expresse).
Un homme de combat
Les aventures humaines sont toujours le produit du hasard et de la nécessité. A lire son parcours, J.-P. Le Roch semble avoir puisé sa résolution initiale dans une forme de révolte contre « l’inacceptable » (titre du premier chapitre P.11).
• L’ "inacceptable" prit d’abord le visage de l’envahisseur et de l’Autorité en général. Lui qui voulait « devenir à la fois noble et populaire, c’est-à-dire ingénieur des Arts et Métiers » (P.212), connaît à 11 ans l’exode de 1940, « les avions (qui) descendent si bas pour lâcher leur mitraille que la tête casquée de cuir du pilote apparaît dans l’habitacle » (P.31), puis « les Allemands (qui) édictent immédiatement leur loi » (P.31), enfin la déportation de son père qui revient du stalag 3 de Berlin « si fragile et si faible que (son épouse) a du mal à le reconnaître » (P.37).
Entre temps, J.-P. Le Roch a vécu l’internat qui est pour lui « une véritable épreuve de force, un calvaire (…). Sa haine du pensionnat est viscérale » (P.33). Il ressentit enfin, à la Libération, « l‘écœurement né des manœuvres étonnantes de tous ceux qui ont profité de l’occupation » (P.35).
• L’"inacceptable" prit ensuite la forme de « l’absurdité d’une vie moyenne (d’après-guerre). (Ses parents et lui) n’ont pas voulu mettre le pied dans la facilité et la médiocrité, lier leur vie aux humeurs d’un chef d’atelier, aux hululements des sirènes d’usines, au rythme de l’étau-limeur ou au nombre de tours minutes d’une fraiseuse (…). Ils ne sont pas faits pour une vie moyenne, une existence sans heurts coincée entre des horaires d’usine, de bureau, des congés payés et des piles de cahiers de fonctionnaires » (P.58), où « il ne reste plus rien des jeunes gens dynamiques plein d’espoirs, de destins, de vies hors du commun (…), achevé(s) au premier bulletin de paye comme l’aventure humaine prend souvent fin sur un quai de métro » (P.94).
• C’est enfin l’"inacceptable" misère brésilienne où la famille émigre de 1947 à 1958 pour tenter cette aventure humaine, et dont il dira, 50 ans plus tard : « Affronter un pays comme le Brésil, sans relations, sans parler la langue et sans expérience des affaires est une rude école. Il s’agit réellement d’une école de survie en milieu hostile à un âge à peine sorti de l’adolescence » (P.213). Non seulement « le travail (…) est mal rémunéré, les conditions de logement sont déplorables et la pension de famille où ils vivent est ignoble, dépourvu de tout, à la limite du bidonville » (P.55), mais il y a aussi « le poids de (la) solitude, du déracinement » (P.58) un "mal du pays" dont le récit est d’ailleurs particulièrement poignant car, « l’exil volontaire marque au fer rouge, détruit à coups de cafards, de peine, de solitude » (P.84). Et pour comble, alors « qu’ils n’ont pas l’argent du retour » (P.57), les « fils à papa, des garçons riches et insouciants pour lesquels la vie n’est qu’un long amusement, une histoire d’argent, de jeu, de femmes, de plaisirs » (P.63) le « nargu(ent) cruellement. (…) Toute sa vie bascule à ce moment-là » (P.69), nous dit-on.
• J.-P. Le Roch n’a cessé de répéter par la suite que « le fric n’est pas et ne doit jamais être une fin en soi » (P.209), l’argent n’étant qu’un moyen « de la dignité, de la liberté (…), de ne dépendre de personne, de ne pas être un esclave, de dire merde à tout le monde (…), de ne plus être obligé, comme la quasi-totalité de nos concitoyens de vendre journellement notre travail » (P.209), d’accéder à l’« immense libération morale » (P.78) de celui qui n’est plus prisonnier. « Sans indépendance financière, il n’y a aucune indépendance du tout » (P.148).
Il y a dans ce portrait d’entrepreneur en quelque sorte plébéien, un appel "citoyen" à « lutter contre les grands, les établis, les nantis, les multinationales » (P.209), « le grand monde, les réceptions, les politiciens, les énarques qu’il exècre tout particulièrement (parce qu’ils) tuent la France, leurs discours ne sont que théories, leurs intérêts personnels, ils ne pensent qu’à se reproduire dans une valse effrénée et incestueuse » (P.208). Et le "bon Dieu" lui-même n’est pas loin d’en subir les frais ! « Lorsque cela n’allait pas je n’hésitais pas à l’engueuler, tandis que Marie-Thérèse (son épouse) priait » (P.211).
• Ce militantisme, qu’on s’en défie ou non, a insufflé au GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES une très forte culture d’entreprise, déclinée à travers une charte des Mousquetaires et des leitmotiv tels que le « slogan-drapeau (…) : il n’est de richesse que d’hommes » (P.198) ; « l’indépendance dans l’interdépendance » (V.P.202) ; « ce que vous faites pour les autres (…) porte en soi sa récompense (…) : donnez et vous recevrez » (P.199) ; « la lutte contre la vie chère (…) ; apporter un mieux-être au plus grand nombre » (P.199) ou « la théorie du juste prix » (P.200).
Il n’y est certes plus question de vie ou de mort, de diktat ou de délivrance, mais INTERMARCHE va rester empreint de ce climat d’urgence, celui de « Mousquetaires (qui) partent "en guerre contre la vie chère" » (P.136), de « pionniers » (P.155), de « troupes de choc » (P.205), « des bretteurs, des ferrailleurs » (P.131) qui « lutte(nt) contre (le) "despotisme commercial" » des multinationales (P.137) grâce à une « machine de guerre » (P.214), qui doivent « se libérer de l’emprise de l’administration dévorante et des arides conflits politiques nationaux » (P.166), qui doivent supporter l’ « énorme pression des métiers de la distribution » (P.147), « une industrie non productive, soumise à des agressions constantes et tenue à d’énormes investissements en marchandises » (P.148) où « rien n’est jamais gagné » (P.166).
• Sans doute est-il permis de penser que ce « pouvoir de l’esprit » (titre du dernier chapitre P.197) était aussi le meilleur moyen de souder et mobiliser durablement des entrepreneurs (les adhérents du groupement), et qu’il fut d’ailleurs d’autant plus nécessaire que « pour J.-P. Le Roch, la voiture (sa prime passion) a une âme, pas les flageolets » (P.98), « allant même jusqu’à préciser avec le langage qu’on lui connaît "un épicier, c’est con comme un balai" » (P.208).
Il y avait peut-être aussi, à côté de ce récit fédérateur, une réponse à une problématique de différenciation, commune à toute entreprise, et particulièrement difficile, au-delà de l’idéal et de la déontologie, dans un métier de service où chacun épie et copie la moindre initiative technique ou commerciale de ses concurrents.
Un homme de projet
Sa philosophie d’entrepreneur peut se résumer en quelques postulats. D’abord, « l’être humain est la somme de ses actions et de ses inactions » (P.212). « Arrivé à un stade avancé de son existence » (P.212), il n’aurait plus d’excuse. Ensuite, « toute aventure est risquée, toute conduite de vie est une aventure risquée où il y a peu de certitudes» (P.212).
Or, la peur du risque nous empêche d’oser entreprendre. Comment la surmonter ? J.-P. Le Roch nous donne quelques pistes : « pour agir hors des normes et pour oser, il faut de l’espérance et de la confiance en soi » (P.212). En un mot, « la Foi » (P.213). « Pour agir et créer, il faut une volonté et de l’énergie mobilisées autour d’objectifs simples » (P.212), autrement dit, former des projets clairs.
Dans son cas, dit-il, « le petit technicien est passé directement au "projet" (…). En d’autres termes, au lieu de combiner des tôles et des socles, j’ai préféré combiner des idées et des hommes sur un fond permanent de rêve et d’espoir » (P.213). « Au fond, sans trop m’en rendre compte, j’étais un homme de projets venant de la technique et ma passion, souvent excessive, me pousse sans arrêt à sortir de la routine et des répétitions » (P.213). Un témoignage de son épouse pourrait l’illustrer : « Avec mon mari, nous avons ouvert quatorze points de vente ! Et, généralement, il ne mettait jamais les pieds dans les magasins. Lui, il était le dénicheur. Il trouvait le lieu. Une fois les grandes orientations et les projets validés, il me passait la main » (https://www.lsa-conso.fr/interview-de-marie-therese-le-roch-les-valeurs-des-mousquetaires-sont-toujourspresentes, 195257).
J.-P. Le Roch note enfin que « c’est une vie à risque qu’on ne peut pas conduire seul, (sans un conjoint qui fut pour lui un) modèle parfait pour apporter la stabilité » (P.213). Le GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES aura d’ailleurs pour principe d’agréer des postulants en couple (à noter que J.-P. Le Roch n’évoque pas directement cette règle dans le livre) tout deux étant d’ailleurs cautions personnelles et solidaires de leurs engagements.
Un homme d’action
• Alors que sa "philosophie" de l’entreprise, et spécialement d’INTERMARCHE, est très largement exposée, les méthodes de travail de J.-P. Le Roch, sa maîtrise opérationnelle, sont peu développées dans l’ouvrage.
De manière générale, il souligne avoir toujours choisi « la société de confiance (plutôt que) la société de méfiance », quand bien même « cela m’a parfois coûté cher, très cher même, mais en fin de compte moins cher que si je m’étais constamment méfié » (P.211). On peut lire aussi que « l’homme n’est pas toujours facile mais (que) chacun reconnaît que ses grandes colères sont toujours vertueuses » (P.204). A noter que ce dehors autoritaire est aussi suggéré dans les archives du groupement LECLERC (https://www.histoireetarchives.leclerc/a-la-une/histoire-de-l-acdlec-les-fondements-1964-1969-partie-1).
ll a « une très grande mémoire » (P.28) et une « très grande clarté de langage » (P.204). « Il porte toujours sur lui un carnet où il note scrupuleusement (ses idées), habitude qu’il a imposée à tous ses compagnons » (P.211). Les réunions hebdomadaires duraient « une grande partie de la nuit » (P.129). « La logistique était son obsession (se souvient son épouse). Il sortait régulièrement son compas et traçait, devant nous, sur une carte de France, les zones à couvrir » (https://www.lsa-conso.fr/interview-de-marie-therese-le-roch-les-valeurs-des-mousquetaires-sont-toujours-presentes, 195257).
On suppose aussi qu’il surveillait les chiffres de près, « préférant freiner le développement si l’assise financière est insuffisante » (P.147). A un adhérent qui s’inquiétait de ne pas y connaître grand-chose à la comptabilité, il répond : « Ne t’inquiète pas, c’est facile. Il faut que tu mettes en place des manomètres de contrôle. Un ici, un là, un autre ailleurs. Quand l’aiguille bouge dans un sens tout est bien, si c’est dans l’autre sens, ça ne va plus. Il faut que tu surveilles tout ça et ne t’inquiète que si l’aiguille s’affole » (P.125).
Mais, comme tout bon entrepreneur, il savait aussi mettre les chiffres à distance pour ne pas « prendre le problème à l’envers (…) : le coût n’est jamais déterminant en soi, seul le résultat compte » (P.204). « Les comptables étaient (d’ailleurs) pour lui des gens qui n’apportent pas de valeur ajoutée, qui ne sont pas dans l’action » (https://www.lsa-conso.fr/interview-de-marie-therese-le-roch-les-valeurs-des-mousquetaires-sont-toujours-presentes,195257), sans parler des « banquiers frileux » (P.174), « engoncés dans leurs certitudes, hommes si souvent prompts à déployer face au monde des entreprises les barrières du système garantissant leur sécurité » (P.179).
« Il a toujours fui les journalistes, évité les caméras, refusé les honneurs (expliquant que) "pour vivre heureux, vivons cachés" » (P.208).
Inutile de préciser qu’il « a consacré toute sa vie au travail » (P.210), avertissant sa future épouse « qu’il serait plus utile pour elle et pour son avenir et celui du couple d’abandonner le piano et de se mettre à la machine à écrire ! » (P.85), anecdote assez marquante, que rapporte encore son épouse, 60 ans plus tard, en ces termes : « A l’époque, j’étais professeur de piano. Il me dit : "Puisque tu joues au piano, tu vas apprendre à taper à la machine" » (https://www.lsa-conso.fr/interview-de-marie-therese-le-roch-les-valeurs-des-mousquetaires-sont-toujourspresentes, 195257).
Ajoutons (selon témoins) qu’il tutoyait volontiers chacun dès le premier abord, mais qu’il se laissait vouvoyer. Un salarié qui l’a connu (je fus pour ma part embauché quelques mois après son départ) m’a rapporté qu’il n’hésitait pas à l’appeler directement au téléphone pour avoir telle ou telle précision, sans s’embarrasser de voies hiérarchiques ou formelles. Je me souviens d’ailleurs qu’à mon arrivée, on m’avait transmis un mot d’accueil d’une page qu’il avait rédigé à l’intention des nouveaux venus, où il était question de « faire un bout de chemin ensemble (avec) le moins possible de circulaires, de secrétariat, de tâches administratives, le plus possible de bon sens, d’initiative, de désir d’apprendre et de comprendre (…) ». Ce texte court et concret, au ton très direct et personnel faisait impression. Rien à voir avec le joli « livret d’accueil des collaborateurs », couvert de chiffres et de dates, mais dont les formules convenues dans le style «Bien entendu, nous rejoindre, c’est s’engager à respecter certains principes au quotidien » ou « Enfin, et c’est l’essentiel, vous devez être en permanence à la recherche de l’excellence » etc. n’avaient ni flamme, ni force d’entraînement.
• Mais à côté de ces « idées simples, accessibles à tous et facilement applicables » (P.130), de sa démarche toute empirique qui « ne se réfère à aucun modèle existant » (P.141), regroupant des « marginaux qui rejettent à peu près toutes les études connues » (P.121), on entrevoit aussi l’analyste aguerri, curieux des nouveautés, qui a fait « des dizaines de fois le tour du monde » (P.210), qui s’intéresse aux stratégies globales (V.P.188), membre de clubs patronaux [ETHIC autour d’Yvon GATTAZ et Octave GELINIER qui fut le président du CEGOS, le plus grand cabinet de conseil en management français (Y. Gattaz – Mes vies d’entrepreneur – Fayard 2006 P.107) ; le club des Trente qui réunit des patrons bretons « soucieux de réfléchir ensemble à l’avenir de la région » (P.184)], et qui « a serré les mains des plus grands, fait trembler maints ministères » (P.210), bref, un « simple épicier » (P.208) quand même très peu ordinaire…
• Un dernier mot sur l’aventure brésilienne de la famille LE ROCH. Elle réussira finalement, avec « beaucoup de courage et de persévérance » (P.78) à monter un garage Citroën à Sao Paulo. Là encore, le récit mentionne peu de conseils, si ce n’est de « ne jamais dépenser plus que ce qui est gagné » (P.78). On peut toutefois repérer au moins six facteurs de succès : 1/ l’expérience : « on connaît bien notre boulot, le pays et on comprend la langue. On peut démarrer » (P.74) 2/ un marché très porteur, « Sao Polo est toujours la locomotive du Brésil » (P.74) et « la traction avant (Citroën) a acquis le rang de voiture européenne type. C’est un bijou de technique mais également une véritable référence culturelle pour laquelle (le client) se bat » (P.72) 3/ une différenciation par rapport au garage Citroën déjà installé qui « se refuse à travailler en dehors des horaires d’ouverture et de dépanner sur place : c’est le créneau à prendre » (P.77). 4/ une forte publicité générée par l’engagement de J.-P. Le Roch dans des compétitions sur piste et sur route, « une bagarre sportive dont l’éclat rejaillit immédiatement sur le garage » (P.79). 5/ de l’innovation et des investissements comme ces « gros pare-chocs spéciaux qu’il fait chromer chez un ami breton » (P.82) et cette presse de 100 tonnes qu’ils « importent de Suède, (…) permettant le redressement du train et pour laquelle ils exécutent eux-mêmes les calibres » (P.82). 6/ une équipe excellente d’ « ouvriers japonais (qui) sont des hommes très efficaces, précis, d’une grande qualité morale » (P.79).
• L’histoire d’INTERMARCHE commence au fond dès 1959, quand J.-P. Le Roch rejoint le « trouble-fêtes » (P.102) Edouard Leclerc, qu’il quittera 10 ans plus tard avec 92 autres adhérents du groupement LECLERC. Elle s’inscrit dans celui de toute la grande distribution française. Aussi doit-on, pour cerner les clés de son succès, revenir brièvement sur l’origine de ce que nous appellerions aujourd’hui, une irrésistible "disruption" du commerce traditionnel par la grande distribution au cours des années 1960 - 1970.
Un discounteur
• La premier ressort fondamental fut de vendre beaucoup moins cher que les détaillants traditionnels (20 à 25% inférieurs, soit un « prix de détail (qui) correspond(ait) à celui facturé par le grossiste à l’épicier ! » P.104). Pour y parvenir, l’idée de base d’Edouard Leclerc fut d’acheter directement les marchandises auprès des producteurs, ce qui supprimait l’intermédiation du grossiste (et sa marge « de l’ordre de 10% » P.104). Mais encore fallait-il convaincre les fabricants de court-circuiter leurs intermédiaires, de condamner leurs débouchés traditionnels à brève échéance et de voir leurs marques bradées… ce qui se révélait laborieux.
• Or, l’Etat va soudainement donner aux nouveaux « abbé(s) Pierre de l’épicerie » (P.97) un "coup de pouce" appuyé, en complète violation de la liberté du commerce. Par un décret du 9 août 1953, annulé par le Conseil d’Etat, puis repris par un décret du 24 juin 1958, il oblige les fabricants à vendre leurs produits directement à tout distributeur qui le demande (sans « conditions discriminatoires de vente ou de majorations discriminatoires de prix ») ou, autrement dit, il leur interdit de choisir à l’avenir (sauf exceptions) leurs cocontractants, leurs modes de distribution et leurs politiques de prix. Résultat : en quelques années, « pour les petits commerçants, c’est un monde qui s’écroule » (P.104).
• Avec le recul, cette réglementation aux effets ravageurs pour les détaillants, déjà « écrasés de charges (et) pratiquement exclus du bénéfice de la retraite » (P.104), illustre bien les dangers de l’interventionnisme politique dans l’économie. Sans doute, les circuits de distribution se seraient-ils progressivement concentrés, que l’Etat s’en soit mêlé ou non. Des groupements d’épiciers indépendants existaient d’ailleurs depuis longtemps, comme UNICO (une société d’achat en commun créée en 1894, qui deviendra le groupement U), mais le coup d’accélérateur qu’il a donné, en déséquilibrant soudainement tout l’édifice, a permis une forme de blitz krieg commerciale qui laissait peu de temps, et partant, bien moins de chance pour s’organiser, à tous ceux qui, « sur le trottoir d’en face : des épiciers, des petits commerçants, le CID UNATI, le président du syndicat des épiciers » (P.103), assistaient impuissants à leur naufrage.
Une organisation d’ailleurs d’autant plus difficile pour ces épiciers indépendants qu’une Loi du 2 août 1949 avait obligatoirement soumis tout groupement d’achat de détaillants au statut juridique de coopérative et borné l’objet de ces coopératives à la seule fonction d’achat (pas d’opérations d’assistance commerciale ou de promotion). Ces règles « curieusement restrictives et contraignantes » ne seront assouplies qu’à partir de 1972 (Droit de la distribution – Didier Ferrier – Litec 4ème édition 2006 n°794). J.-P. Le Roch souligne d’ailleurs que ces coopératives souffraient « d’un manque de dynamisme commercial et de la nébulosité de (leurs) systèmes de direction » (P.101).
Notons encore que ce décret de 1953, nourri des bonnes intentions répandues par ceux-là mêmes qui devaient en bénéficier (Edouard Leclerc le premier, avec « son entregent, sa force de conviction, son sens du contact » P.103, ce qu’on appellerait aujourd’hui son lobbying - il fut d’ailleurs candidat à des élections législatives et présidentielles), et réalisé au nom du « maintien de la libre concurrence », a conduit l’Etat dans un engrenage réglementaire afin de corriger successivement les suites malheureuses de ses précédentes interventions. Et quand la loi du 27 décembre 1973 voudra éviter « qu’une croissance désordonnée de formes nouvelles de distribution ne provoque l’écrasement de la petite entreprise » (art. 1er), il sera déjà trop tard.
Un grossiste
• Le deuxième ressort du succès de la grande distribution est l’achat groupé des marchandises. Au sein du groupement LECLERC, l’idée n’est pas née d’abord de la volonté d’obtenir des prix d’achat inférieurs en contrepartie de plus gros volumes, mais de l’opportunité d’encaisser, comme les grossistes « contre le(s)quel(s) il a lutté » (P.109), des ristournes de fin d’année versées par certains fabricants. Le premier groupement d’achat LECLERC est créé en 1962 et J.-P. Le Roch (à 33 ans) en devient secrétaire général, il « prend les contacts avec les fournisseurs, fait les démarches, assure les rendez-vous » (P.107). Et c’est le jackpot ! « Les 1, 2, ou 3% de fin d’année créent de véritables torrents financiers, des montants énormes calculés sur le cumul des achats de l’ensemble des magasins » (P.108). Ces ristournes de fin d’année qui sont redistribuées aux adhérents du groupement à proportion de leurs achats, « deviennent à elles seules plus rémunératrices que le travail lui-même » (P.109).
• La gestion de « ces sommes considérables (crée) la discorde » (P.110) qui aboutira, en 1969, à la scission du groupement LECLERC et au lancement d’INTERMARCHE (qui s’est d’abord appelé EX jusqu’en 1973), non sans « une bataille juridique qui durera 20 ans et de dizaines de procès » (P.115).
D’un côté, J.-P. Le Roch (et d’autres) souhaitait utiliser ce pactole pour autofinancer des structures communes fortes (des entités "amont") appartenant à tous les adhérents, sur fond d’inquiétude face à « la concurrence (du) modèle hyper » (M.-E. LECLERC - LSA n°2626 du 5 novembre 2020 P.8). De l’autre, Edouard Leclerc (et d’autres), « allergique à ce discours » (M.-E. LECLERC - idem) qui tendait à recréer une forme d’intermédiaire, semblait privilégier la redistribution des ristournes et la création de centrales d’achats régionales dirigées par « l’adhérent le plus dynamique de la région » (P.109), le tout dans un flou juridique sur les relations entre les adhérents et l’enseigne (V. P.111).
• Le raisonnement de J.-P. Le Roch l’a rapidement conduit à centraliser les achats au plan national, avec « une gamme nationale commune de produits et une certaine unification des prix » (P.125). Il faut dire que « comme (ils) étaient moins nombreux que (leurs) concurrents, il fallait (pour INTERMARCHE) représenter une masse d’achats, avoir partout en France les mêmes produits, si possible aux mêmes prix » (P.126). Les achats seront plus tard spécialisés en filières par familles de produits (V.P.176). Cette centralisation, adoptée par l’ensemble de la grande distribution pour peser sur le rapport de force entre acheteurs et vendeurs, aura plusieurs conséquences.
1/ La première est de pousser les groupes de distribution à se développer le plus rapidement possible pour accroître leurs parts de marché, autrement dit leurs volumes d’achat. Pour INTERMARCHE, J.-P. Le Roch veut peser au plus vite « pour 1/3 dans la profession : (…) condition indispensable, sinon vitale, pour que le groupe se développe et s’impose auprès des banquiers et des fournisseurs » (P.142).
2/ La deuxième est d’amener les clients à consommer au maximum (en volume) grâce à l’industrialisation des techniques initiées par Aristide BOUCICAUT (codirigeant du Bon Marché dès 1852 et précurseur des soldes, promotions, semaines du blanc, catalogues...). Les années 70 et 80 verront ainsi le perfectionnement du "retailing mix" (l’optimisation des surfaces et des linéaires) et l’essor considérable de la publicité (INTERMARCHE crée sa filiale de publicité en 1974 - V. P.134), notamment autour des « dramatisations » sur tel ou tel produit. Celles-ci sont destinées « à créer chaque fois de véritables chocs dans la clientèle » (P.159), et génèrent parfois, en une semaine, « la vente d’une année normale » (P.161).
3/ La troisième est d’encourager une concentration des groupements d’achats qui s’opérera d’autant plus volontiers, à la fin des années 90, que la croissance organique des groupes de distribution deviendra plus difficile. Il pourra s’agir de fusions d’enseignes (comme celle de Carrefour et Promodès en 1999), d’alliances nationales de circonstance, plus ou moins limitées aux achats, comme entre INTERMARCHE et CASINO durant 4 ans (2014-2018), ou de centrales d’achat transnationales, comme celle (AGECORE) qui réunit, en Suisse : INTERMARCHE et EROSKI (2002), rejoints par EDEKA (2005), puis COLRUYT, CONAD et COOP (2015).
4/ La quatrième conséquence est de placer les petites et moyennes entreprises dans une subordination de fait à la grande distribution. Alors que « les fournisseurs (…) traitaient avec plusieurs centaines, parfois même avec plusieurs milliers de revendeurs, (ils) traitent désormais avec quelques dizaines de groupement » (Droit de la distribution – Didier Ferrier – Litec 4ème édition 2006 n°790) et souvent moins…
La seule manière de préserver une relation équilibrée est d’être soi-même une grande entreprise. Celles-ci « ont pu maintenir, avec (la grande distribution) des rapports fructueux dans la mesure où leurs produits sont toujours restés de grande qualité, en perpétuel renouvellement et, le plus souvent, appuyés par une forte publicité » (F. DALLE – L’aventure L’Oréal – Edition Odile Jacob 2001 P.124), c’est-à-dire des produits de grande consommation relativement incontournables.
Quant aux PME, comme le confiait Serge Papin (dirigeant de système U) sur Radio Classique en janvier 2014 : « Les produits comme Nutella, Caprice des Dieux, Danone… sont vendus sans marge par la grande distribution, puisque ce sont des produits référents dans tous les comparateurs de prix. Et donc où se refinancent les magasins ? C’est sur le dos des PME qui n’ont pas les moyens de se défendre. La destruction de valeur va mettre à mal, et ça a commencé ce qui est quand même une pépite pour la France, notre appareil agroalimentaire. Il y a déjà eu des pertes d’emploi, des entreprises qui ferment, il y a un secteur agricole en difficulté » (cité par LES ECHOS ETUDES – Grande distribution alimentaire – Décembre 2014 P.64). J.-P. Le Roch le disait peut-être d’une autre manière : « En fait, il s’agit d’offrir les prix les plus concurrentiels aux consommateurs, sans lutter sur le front des grandes marques. Comment ? En sélectionnant de petits fournisseurs qualifiés et performants capables de proposer des prix imbattables » (P.136), ajoutant (dans une phraséologie compliquée) que pour ne pas les mettre en difficulté, il faisait « tous ses efforts pour associer, en quelque sorte, le producteur à la politique générale du juste prix en l’obligeant à la pratique d’un profit mesuré mais en lui assurant la vente de ses produits » (P.200).
A terme, sauf à disposer d’un produit de niche exceptionnel associé à une marque forte (au moins au plan régional), comme sut la créer DUCROS (V.P.141), les PME n’ont guère que trois échappatoires : 1/ Etre rachetées par un grand groupe qui entend lui aussi faire masse. C’est l’exemple de HUILOR racheté par LESIEUR au début des années 70 (HUILOR était un petit fournisseur qui permettait à INTERMARCHE de boycotter LESIEUR - V. P.140) ; 2/ Devenir de simples sous-traitantes de la grande distribution en fabriquant des produits pour leurs marques distributeur, (minorant tout de même dans ce cas leurs coûts marketing). Pour INTERMARCHE, la première marque distributeur (Pâturages de France), suivie de nombreuses autres, est lancée en 1972 sur le marché du lait, très porteur à l’époque (V.P.128) ; 3/ Etre rachetées (ou reprises in extremis V.P.177, 178, 180, 185) par le distributeur lui-même, devenant une filiale travaillant exclusivement pour celui-ci. INTERMARCHE a beaucoup investi dans cette intégration verticale initiée dès 1974 (par une participation dans les Salaisons de la Touque - V.P.135), au point d’être aujourd’hui un des plus grands industriels français de l’agroalimentaire (59 usines selon le site internet d’INTERMARCHE – à noter que certaines unités ne sont pas des reprises, mais des créations - V.P.165) et de maîtriser « la chaîne alimentaire sur 25% de son chiffre d’affaires » (LSA N°2606 du 4 juin 2020 P.8).
• L’Etat, après avoir si longtemps favorisé l’essor de la grande distribution, essayera de rétablir un équilibre des négociations. Une première Loi du 1er juillet 1996 ré-autorise le refus de vente des fabricants (à condition toutefois qu’il n’entraîne pas de discrimination !) et limite les prix trop bas. La Loi du 3 janvier 2008 modifie le calcul du seuil de revente à perte. La Loi du 4 août 2008 tente de formaliser les négociations et limite les délais de paiement, des mesures qui seront encore modifiées en 2014 puis 2015.
Mais deux exemples récents laissent sceptiques sur la cohérence de cette normalisation. D’un côté, le dernier épisode judiciaire entre COCA-COLA et INTERMARCHE pourrait laisser supposer que le déséquilibre penche toujours en faveur de la grande distribution : COCA-COLA a été condamné sous astreinte début 2020 à reprendre les livraisons qu’il avait trop brutalement interrompues faute d’accord commercial (V. https://www.lsa-conso.fr/affaire-coca-cola-intermarche,366258), alors que de son côté, INTERMARCHE a toujours pratiqué « ces politiques d’exclusion (des fabricants vedettes) prises sur le plan national » (P.141). De l’autre, INTERMARCHE vient d’être menacé par la DGCCRF d’une amende assez considérable de 150 millions d’Euros au titre de négociations menées par ses centrales d’achats internationales (https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/ bercy-attaque-les-pratiques-des-centrales-dachat-dintermarche-1291934).
Un épicier "newlook"
• Le troisième ressort du succès de la grande distribution est la transposition en France d’un modèle d’affaires anglo-saxon éprouvé. « Le secteur de la grande distribution est (en effet) imprégné depuis les années 50 des idées de l’école américaine énoncées par un éminent économiste du non de Trujillo » (P.139). Cet américain, brillant conférencier (ont notamment participé à ses séminaires les fondateurs de CARREFOUR, CONTINENT, CONFORAMA, AUCHAN, FNAC, DARTY ou ACCORD) synthétisera les concepts fondamentaux de la grande distribution dans quelques formules marquantes (https://www.lsa-conso.fr/bernardo-trujillo-le-prophete-de-la-distribution,162370). Parmi elles : libre service, prix dramatiquement bas, pas de parking pas de vente, empilez haut et vendez bas, préférez un panneau à un vendeur, supprimer les vitrines ou le célèbre « créez un endroit festif et noyez des îlots de pertes dans un océan de profit » (P.139).
Sur ce dernier point, « Trujillo déclare que le consommateur ne peut retenir mentalement plus de 50 prix au maximum. Ce sont des prix psychologiques, ceux sur lesquels il faut agir pour capter la confiance, (d’où) : gérez calmement les prix psychologiques (ceux des fournisseurs monopolistiques) et faites des marges énormes sur les autres » (P.139). Notons que J.-P. Le Roch soulignait faire « le contraire », pratiquant des prix bas « sur l’ensemble des produits » (P.200), ajoutant même que « ce principe (a) été mis au point par des capitalistes plus soucieux de la rentabilité maximum que du bien-être » (P.200).
• Le modèle financier de la grande distribution est lui aussi très vite en place et attractif : « l’investissement est minime, le volume des ventes est considérable » (P.103), les adhérents « bénéficient (…) des conditions d’achat les plus favorables tout en travaillant avec un stock minimum. La rotation des articles est immédiate et le paiement comptant du consommateur assure une trésorerie fluide et saine » (P.110).
Les fournisseurs sont quant à eux payés, à l’époque, dans un délai moyen de 180 jours (Guide de la distribution 2016 – R. Fabre, Ph. Charles, E. Massin – Lexis Nexis 2016 P.6) que la Loi du 4 août 2008 plafonnera à 45 jours fin de mois ou 60 jours à compter de la date de la facture. "Tirer" sur les délais de paiement (et sur les nerfs des fournisseurs et des prestataires) n’a pas été propre à la grande distribution, mais cela se justifiait peut-être d’autant moins dans son cas que l’essentiel de ses clients a toujours payé comptant.
Ce modèle qui offre une très bonne visibilité sur les ventes (l’achat de produits alimentaires étant relativement incompressible) et un excédent de fonds de roulement (ou de trésorerie d’exploitation) hors norme permet, au début des années 70, de financer une croissance fulgurante de toutes les enseignes « sans avoir recours aux banques » (Guide de la distribution 2016 – R. Fabre, Ph. Charles, E. Massin – Lexis Nexis 2016 P.6). INTERMARCHE finira par « s’offrir une banque en 1989 (pour) gérer les produits de placement (et pour) accorder des financements aux adhérents en complément de ceux que proposent les autres établissements bancaires » (P.174).
• A cette formule qui « marche du tonnerre » (P.98), INTERMARCHE va ajouter notamment l’obligation, pour chaque adhérent, de travailler bénévolement dans les structures communes deux jours par semaine, ce que J.-P. Le Roch appellera le "tiers temps" des adhérents. Cette option présentée comme « l’idée la plus révolutionnaire » (P.204) et « le véritable moteur de tout le système » (P.205), s’était d’abord imposée « après la scission, par nécessité (de) nous réunir pour construire une nouvelle identité » (P.122). Elle sera ensuite justifiée par une conformité « aux principes du Groupement (dont les structures) ne peuvent être dirigées que par ses membres et non par des cadres qui, quelles que soient leur qualification et leur motivation, ne seraient pas personnellement totalement engagés » (P.202).
Au plan économique, le tiers temps « ne coûte rien au groupement (et) réduit les coûts de personnel » (P.122).
Au plan psychologique, « il permet une grande complicité non seulement entre les adhérents, mais aussi entre les adhérents et les permanents (les permanents sont les collaborateurs salariés dans le vocable interne d’INTERMARCHE) » (P.205), il « favorise l’épanouissement des hommes et garantit la solidarité » (P.122). Précisons à cet égard que « certains d’ailleurs prennent plus de plaisir à faire ce tiers-temps qu’à gérer leur point de vente, ce qui peut aisément se comprendre notamment avec le développement des filières internationales » (P.205).
Cette organisation qui n’est pas unique (les adhérents LECLERC participent aussi bénévolement aux structures communes) n’est sans doute pas sans faiblesses. D’abord, l’engagement personnel des adhérents ne garantit pas leur dévouement à « l’intérêt supérieur du groupement avant l’intérêt particulier » (P.203). Tous les chefs d’entreprises n’ont pas « une véritable éthique de la fonction patronale » (P.203). J.-P. Le Roch avait, paraît-il, coutume de dire qu’il y avait parmi eux 1/3 de bons, 1/3 de "bofs", 1/3 de cons. Vrai ou faux ? en tout cas, il égratigne en 1995 la majorité des adhérents, « la plus importante en nombre (qui) n’a pas bien compris le sens du cadeau » (P.211). Enfants des pionniers (au sens propre ou figuré), ils ont connu le jackpot, mais « pas (les) efforts et pas (les) risques » (P.214). Prévoyant que les futurs adhérents auraient à nouveau plus de difficultés, il souligne que c’est « beaucoup mieux ainsi » (P.214).
Ensuite, les adhérents, malgré la relative diversité de leurs parcours professionnels, peuvent difficilement réunir toutes les compétences pointues que requière un grand groupe par ailleurs fortement intégré verticalement (dans la logistique, la production, l’ingénierie, la maîtrise d’œuvre, l’informatique, la publicité, la banque, l’assurance et jusqu’à la pèche…). En dépit de leurs capacités d’apprentissage au contact des salariés, la pertinence de leurs choix et la légitimité de leurs fonctions pouvait s’en trouver atteinte (d’autant plus que cette forme d’autogestion du groupement reste largement tempérée par la centralisation du budget).
Enfin, ce primat opérationnel et moral donné aux adhérents tend à éclipser les « plus de 70 000 collaborateurs » (P.189) d’INTERMARCHE (à fin 1993). Il est remarquable de constater que J.-P. Le Roch, sauf erreur, n’en dit rien et le terme même de "permanent" (vocable qui désigne les salariés du groupement) n’est d’ailleurs pas mentionné dans le glossaire qui accompagne son livre (P.217). Sans aucun doute, rares sont les entreprises françaises qui auront à ce point « favoris(é) la création d’entreprises nouvelles par tous ceux qui travaillent en son sein » (P.201). Au cours des années 70, la croissance devait « passer pour un tiers par les adhérents en place, pour un tiers par les permanents et pour le dernier tiers par les nouveaux adhérents » (P.142). Dans les années 80 encore, la formation des directeurs de magasins visait à les « préparer (…) à devenir de futurs chefs d’entreprise. Si l’on peut dire, on les vaccinait Intermarché » (P.176). Il n’en reste pas moins qu’en « 1994, (…) 2000 adhérents » (P.194) ne représentaient que 2.8% du personnel ; ils sont 1,8% aujourd’hui. Entre temps, le groupe semble s’être banalisé sur ce sujet avec la création d’une direction des ressources humaines au début des années 2000 et une communication sur « le bien-être des salariés et leur évolution professionnelle » (V. le rapport développement durable : https:// www.mousquetaires.com/nos-engagements/le-rapport-rse/ lattention-portee-a-tous-nos-collaborateurs/).
• Ajoutons que chaque adhérent doit exploiter un seul type d’enseigne, conformément au principe adopté à la fin des années 70, à l’occasion du lancement de l’enseigne BRICOMARCHE : « un homme, un métier » (P.157).
Des barrières à l’entrée
Après « le temps de la conquête » (P.155) des années 70 et 80, INTERMARCHE, comme les autres enseignes, semble entrée depuis 25 ans dans une guerre de position.
• Les barrières réglementaires expliquent en partie ce frein au développement. Les premières remontent à la Loi du 27 décembre 1973 qui rappelle pourtant dans son article 1er : « La liberté et la volonté d’entreprendre sont les fondements de l’activité commerciale et artisanale ». Après quoi, elle interdit toute création de surfaces de vente supérieure à 1000 M2 dans une commune de moins de 40 000 habitants et 1500 M2 pour une commune de plus de 40 000 habitants, sauf autorisation administrative. Cette limite sera aggravée par la Loi du 5 juillet 1996 « relative au développement et à la promotion du commerce et de l’artisanat » qui abaisse le seuil d’autorisation à 300 M2 dans tous les cas. Ce seuil sera à nouveau relevé à 1000 M2 par la Loi du 4 août 2008 qui cherche à « développer le commerce ». Il est vrai qu’entre temps, le gouvernement s’était rendu compte qu’« en 2004, les quatre premières enseignes détenaient 52 % des parts de marché, (qu’)une étude récente estim(ait) à 32,9 % le nombre de zones de chalandise non concurrentielles et à 26, 9 % les zones de chalandise réellement concurrentielles ». (https://www.maire-info.com/urbanisme/
urbanisme-commercial-ce-que-prevoit-le-projet-de-loi-lme-article-9699). D’autres lois subséquentes viendront encore raffiner les instances de décision, les études à produire, les procédures et finalement les entraves.
En pratique, elles ralentissent toute évolution du parc de magasins et handicapent (ou interdisent) tout nouvel entrant sur ce marché. Comme pour toutes les complexités administratives, elles nuisent spécialement aux petites entreprises qui n’ont ni la disponibilité, ni les moyens de "gérer" ces réglementations.
• De fait, la hiérarchie de l’oligopole "historique" de la grande distribution alimentaire n’a pas beaucoup varié ces 20 dernières années. Les 3 premiers restent identiques et accroissent leur poids, même si leurs parts relatives évoluent plus ou moins (à la suite de rapprochements dans certains cas), LECLERC [16.9% en 2001 / 21.3% en 2020], CARREFOUR [15.9% / 19.8%], INTERMARCHE [13.3% / 15.7%], GROUPE U [6.9% / 11.3%], CASINO [8.8% / 10.4%] et AUCHAN [12.9% / 10.3%] (LSA N°1746 du 22 novembre 2001 P.22 et LSA N°2606 du 4 juin 2020 P.9). Autre indicateur de ce relatif immobilisme : en nombre de points de vente, l’enseigne INTERMARCHE reste stable depuis 20 ans avec 1852 unités en 1994 (P.194), 1972 en 2001 (LSA N°1762 du 4 avril 2002 P.28) et 1840 aujourd’hui (https://www.mousquetaires.com/nos-enseignes/ alimentaire/intermarche/), mais son enseigne de hard discount (CDM puis NETTO) a toutefois progressé, passant de 196 unités en 1994, à 246 en 2001 et 302 aujourd’hui (mêmes réf.).
• Un tel contexte a renchéri la valeur des fonds de commerce existants ; ceux du moins qui sont dans des emplacements recherchés. Non seulement, le péril d’avoir à subir de nouveaux concurrents s’est souvent restreint, mais les propriétaires installés sont dans une position de force pour négocier un changement d’enseigne avec un concurrent.
L’enjeu est très prégnant pour les groupements d’indépendants comme INTERMARCHE qui risquent de voir leurs membres passer à la concurrence à la faveur d’une surenchère. Pour parer cette tentation, le GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES prendra différentes mesures conservatoires comme les restrictions de sortie du contrat de franchise, la propriété des murs des points de vente ou l’association au capital de la holding dans les sociétés d’exploitation.
• Dans cette guerre d’usure pour conserver ses parts de marché et "grignoter" celles de ses concurrents, il est prévisible que de nouvelles concentrations s’opèrent. Si elles apparaissent rationnelles en raison des synergies attendues (sur les achats et les services "amont" en particulier), elles n’en sont pas moins risquées.
INTERMARCHE a de son côté connu un échec avec son rachat, en 1997, de SPAR, le 4ème groupe de distribution alimentaire en Allemagne. Cette opération, d’autant plus délicate qu’il existait un obstacle culturel entre les partenaires, fut notamment marquée (pour SPAR) par des pertes récurrentes, des cessions d’actifs (72 hypermarchés, la branche cash and carry), des changements de dirigeants, des conflits avec les actionnaires minoritaires et surtout par la transformation, à partir de 2000, des supermarchés EUROSPAR en INTERMARCHE, une enseigne alors inconnue en Allemagne (https://www.lsa-conso.fr/eurospar-joue-quitte-ou-double-avec-intermarche,52615). Elle se termine en 2005 par la revente de SPAR à un groupe allemand (EDEKA).
Notons encore, à titre d’exemples de concentrations, pour d’autres métiers du GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES, le rachat par celui-ci des magasins BRICORAMA (sans leurs murs) en 2017, (https://www.lesechos.fr/2017/07/bricomarche-rachete-bricorama-et-devient-numero-trois-du-marche-173868), la cession de ses magasins VETI (ex-VETIMARCHE) à KIABI (groupe MULLIEZ) en 2009 et celle de ses restaurants POIVRE ROUGE (ex-RESTAUMARCHE) au groupe LA BOUCHERIE en 2019.
• La création de points de vente hors de France, dans des pays où cette création demeure attractive, représente une opportunité de croissance alternative. Mais cette option, difficile pour toute entreprise, l’est peut-être d’avantage encore pour des groupements d’indépendants. Leurs adhérents ne peuvent pas se permettre de perdre de l’argent pendant une phase de conquête, chacun étant propriétaire de son point de vente, et dépendant de son équilibre financier à court terme. INTERMARCHE est malgré tout présent aujourd’hui en Pologne, au Portugal et en Belgique, après avoir notamment échoué en Espagne et en Italie.
Bilan et "hors bilan"
• S’agissant du bilan économique du GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES, c’est évidemment une réussite exceptionnelle pour J.-P. Le Roch qui a « enrichi tant de gens » (P.209) et ses successeurs. Bien qu’il ait bénéficié d’un "alignement des planètes" inespéré et que son expansion fût peut-être en soi « un fait banal » (P.211), J.-P. Le Roch sut tirer de cette conjoncture un parti supérieur à la plupart de ses concurrents jusqu’à pouvoir affirmer dès 1980 : « la concurrence, c’est nous » (P.155). Cette prééminence fut sans doute amoindrie après son départ, mais l’entreprise est restée « un partenaire respecté par les différents composants de la distribution » (P.201).
Quant aux adhérents du groupement (propriétaires des points de vente), leurs réussites individuelles ont certainement été très nombreuses et remarquables (bien qu’on n’en connaisse pas non plus les chiffres). Les faillites n’ont sûrement pas manqué non plus (ce qui est commun à tout réseau de franchise et à toute entreprise d’ailleurs). J.-P. Le Roch n’aborde pour ainsi dire pas ce sujet. Il se borne seulement à expliquer l’échec par une forme de lassitude, quand « la fatigue devient trop grande, l’effort trop pénible, la désillusion suit et c’est l’échec terrible, irréversible » (P.147). On sait pourtant que la qualité du dirigeant revêt une importance relative dans son succès et que cette part est très variable en fonction des secteurs d’activité. Pour ce qui est du commerce de détail, l’emplacement du fonds et sa zone de chalandise restent sans aucun doute des facteurs prévalant.
C’est toutefois le bilan "moral" du GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES que J.-P. Le Roch place en tête de ses attentions, celui d’une « société d’hommes et non de capitaux » (P.209) dont « la véritable richesse se mesure hors bilan, à la quantité d’hommes de valeur qui participent totalement à l’œuvre commune » (P.210). Mais en quoi « le comportement d’INTERMARCHE et sa philosophie sont(-t-ils) originaux » (P.141) ?
• Formalisée dans la charte des Mousquetaires, la mission d’INTERMARCHE était d’ « apporter un mieux-être au plus grand nombre » (P.215). La formule n’était pas très originale (la mission de Danone est par exemple assez proche : « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre », comme celle de LECLERC : « démocratiser la consommation et permettre au plus grand nombre d’accéder à tous les produits et services »), mais elle était assez flexible pour convenir aux différentes enseignes spécialisées du groupe (alimentation, bricolage, vêtement…) et aux préoccupations changeantes des consommateurs. Surtout, elle s’inscrivait parfaitement dans l’esprit des "trente glorieuses" qui plébiscitait la "grande surface" comme sommet d’abondance. Du reste, il faut admettre que si les distributeurs ont par la suite été « vilipendés » (Th. COTILLARD, président des enseignes INTERMARCHE et NETTO – LSA n°2606 du 4 juin 2020 P.8) à divers titres (mépris du personnel, des paysages, de l’environnement, des ressources etc.), les "super" et les "hyper" pouvaient à juste titre laisser rêveurs tous ceux qui, des pays socialistes aux pays sous-développés, étaient privés de ces "temples de la consommation".
INTERMARCHE communique aujourd’hui plus "prosaïquement" sur « des produits de qualité au prix le plus juste dans le respect de la chaîne d’approvisionnement ainsi que (sur) des actions concrètes en faveur de l’environnement » (Erreur ! Référence de lien hypertexte non valide.).
• Le GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES fait partie des distributeurs organisés sous la forme dite de commerce indépendant organisé, par opposition au commerce intégré ou succursaliste et au commerce indépendant isolé (V. sur cette question : https://www.commerce-associe.fr/forme-commerce-panorama). Dans ce modèle économique qui remonte au XIXème siècle et qui concerne aujourd’hui plus du quart du commerce de détail en France, les commerçants indépendants se regroupent pour renforcer leurs moyens : historiquement par la mutualisation de leurs achats, puis de leurs outils marketing, financiers etc. jusqu’aux réseaux d’enseignes comme INTERMARCHE qui proposent un concept complet d’entreprise "clé en main" sous forme de franchise.
Les commerçants indépendants ont donc la particularité d’être à la fois membres du réseau (franchisés dans le cas d’INTERMARCHE) et actionnaires de la structure commune (franchiseurs). A ce titre, ils participent aux décisions sociales et, lorsque le groupement adopte le statut coopératif (c’est le cas de 90%), le droit de vote est indépendant de la quotité de capital détenu (principe dit "1 homme 1 voix" qui est en fait généralement 1 société 1 voix).
Le GROUPEMENT DES MOUSQUETAIRES s’est inscrit dans ce cadre juridique (comme les groupements LECLERC et U notamment). Les 92 fondateurs ont d’abord créé « une société anonyme à capital variable constituée d’apports égaux » (P.123). A partir de 1974, de nouveaux actionnaires ont pu être cooptés après « mise à l’épreuve du candidat durant 2 ans, participation active à un bon tiers temps et bonne gestion des affaires personnelles » (P.141). Fin 1985, « dans un souci d’équité » (P.163), la holding s’est transformée en société civile des Mousquetaires dont la valeur des parts a été fixée forfaitairement et leur nombre limité à « 60 parts par personne » (P.163). Elle a directement englobé la conduite opérationnelle du groupe à partir de 2016 (https://www.lesechos.fr /2016/06/les-mousquetaires-simplifient-leur-gouvernance-222207).
Si le modèle juridique n’est donc pas original en soi, INTERMARCHE l’a cependant combiné à une politique "sociale" d’entrepreneuriat tendant à minorer « chaque fois que faire se peut, et d’une manière générale » (P.201) la discrimination par la "surface financière personnelle", grâce à des formes de cofinancement des projets de création par le groupement et les anciens adhérents.
Que cette « volonté de prosélytisme » (P.203) ait concordé avec l’intérêt bien compris du groupement, que ces postulants n’aient pas porté un projet d’entreprise au sens "classique" (avec une offre différenciée, une vision stratégique et un pilotage autonome) et que cette dynamique se soit certainement ralentie dès les années 90, ne doit pas dissimuler la formidable « promotion de l’initiative privée » (P.201) qu’INTERMARCHE sut concrétiser à grande échelle. Il y a de fait aujourd’hui environ 3000 adhérents Mousquetaires (dont 40% actionnaires de la société holding du groupe), pour 1200 adhérents U et seulement 592 adhérents LECLERC.
• Concilier durablement l’aspiration à la « liberté de choix et d’action » (P.202) de chaque "indépendant" avec la nécessité de « liens solides et permanents d’interdépendance » (P.202) est un exercice périlleux.
C’est un problème théorique sans doute qui touche à la philosophie et la psychologie de chacun : peut-on « renoncer à une partie de sa liberté » (P.197) seulement, quand le contrat d’adhésion vous engage pour 10 ans, quand les structures « sont perpétuellement susceptibles d’évolution » (P.203), quand les normes techniques, commerciales, comptables et de gestion du groupement, ainsi que leurs modifications, doivent être rigoureusement appliquées et quand la sortie à terme est strictement encadrée ?
Mais c’est un problème pratique surtout qui rend la cohésion et la direction d’un tel ensemble spécialement difficile et, il faut le souligner, vraiment très remarquable.
La dissidence n’est jamais très loin de la critique. E. Leclerc n’a pas su l’éviter, ni « les SPAR et les CODEC (qui) ont disparu moins à cause de leur manque de professionnalisme que de leurs divisions » (M.-E. LECLERC - LSA n°2626 du 5 novembre 2020 P.8).
J.-P. Le Roch ne s’exprime pas directement sur sa réussite et sa longévité à la tête du groupement. On lit qu’il était « naturellement l’aimant du groupe (en raison de) son charisme, son talent inné à anticiper, gérer, décider » (P.204). Il dresse cependant le portrait rapide de son successeur (Pierre Gourgeon) : « un homme d’exception (…) en raison même de sa nature, de son sens profond du devoir, de ses qualités humaines, dont l’honnêteté » (P.216).
M.-E. Leclerc paraît l’opposer à son propre modèle en ces termes : « une organisation, au-delà du juridique, doit entretenir sa légitimité. Les indépendants sont des animaux sauvages, des lions qui ont leur territoire. Il y a deux métaphores parlantes à ce sujet : Walt Disney, qui prétend que les lions désignent leur roi au sein de leur communauté, et Rudyard Kipling et Edgar Rice Burroughs, qui pensent préférable de désigner un tiers médiateur, un mowgli ou un tarzan. Les deux sont valables même si mon histoire, celle de mon père ou celle de Jean-Claude Jaunais (ancien président de Système U, NDLR) se rapprochent plutôt du second concept » (M.-E. LECLERC - LSA n°2626 du 5 novembre 2020 P.10).
Il ajoute, pour tous les groupements, que « la clé d’un bon fonctionnement, c’est l’acceptation par les indépendants qu’ils ne sont pas qu’une addition d’individus et qu’il leur faut se fédérer autour d’un projet collectif. Et la deuxième condition est qu’ils en gardent le contrôle. Avec cette remarque : s’ils contrôlent, mais sans participer, ni prendre des responsabilités, alors c’est très compliqué pour celui à qui on a délégué la gouvernance » (idem).
La paralysie peut aussi menacer les groupements d’indépendants dont l’allocation des ressources peut opposer l’intérêt des membres à court terme et le maintien des conditions de leur compétitivité à long terme. A cet égard, la discorde sur le "bon" équilibre entre l’amont et l’aval n’a pas cessé d’alimenter des polémiques et des frondes au sein même d’INTERMARCHE. Le départ du successeur de J.-P. Le Roch (Pierre Gourgeon) en 2002, s’inscrit notamment dans une révolte d’adhérents revendiquant une organisation plus collégiale et démocratique, une transparence des comptes, la remise en cause de l’internationalisation, voire même de l’intérêt de posséder son propre outil industriel ou sa propre flotte de pêche (V. LSA n°1781 du 19 septembre 2002 P.31). Quant à la vague actuelle de digitalisation, M.-E. Leclerc note qu’ « il faut se mettre dans la peau d’un indépendant qui exploite un hypermarché et possède un patrimoine foncier qu’il souhaite transmettre à ses enfants. Il n’est pas si pressé que ça, même s’il sait que c’est l’avenir, de cannibaliser le chiffre d’affaires de son hyper avec des ventes collectivement réalisées par le webcommerce de son groupement » (M.-E. LECLERC - LSA n°2626 du 5 novembre 2020 P.12). Le "drive" serait aujourd’hui sur ce point la solution de compromis.
• Le grand dessein de J.-P. Le Roch était de constituer « un rassemblement de chefs d’entreprises » (P.203) pour qui « la notion de profit serait volontairement limitée à la juste rémunération de leur initiative et de leur service » (P.197), et pour qui « l’intérêt supérieur du groupement (passerait) avant l’intérêt particulier » (P.203). A cet égard, J.-P. Le Roch sépare complètement l’argent de l’entreprise et l’argent personnel.
Quant à l’argent personnel, sa « suspicion (…) est totale » (P.210). Il tient « en horreur l’argent superflu, mal gagné, mal géré, mal dépensé » (P.209). Par suite, sa « pensée économique (distingue) les billets bleus (qui) sont les billets de la dignité, de la liberté (pour) faire face aux nécessités du quotidien (et) les billets rouges (qui) correspondent au surplus. C’est là que peut résider le mal, la catastrophe » (P.209), dit-il. Mais où commencent et où s’arrêtent les "nécessités du quotidien" ? La "Mercédesse" (comme il s’est plu, dans mon souvenir, à en écorcher le nom dans un éditorial du journal interne) en fait-elle partie ?...
L’argent de l’entreprise est « un outil de travail (sans lequel) il est impossible de faire tourner une affaire » (P.148). A ce titre, il bénéficie d’une considération radicalement inverse qui vise à l’accroître au plus haut point, notamment grâce à « une action en profondeur pour la maîtrise des coûts » (P.201) et à la généralisation d’un "radinisme industriel" qui empruntent aux premiers pas de la révolution industrielle. « L’idée obsessionnelle » (P.209) est de le réinvestir au maximum afin de consolider l’entreprise et, comprend-t-on, de le soustraire aux tentations cupides de ses membres.
Ce dualisme peut expliquer l’alternance déroutante entre, d’une part, une personnalité et des gestes qui témoignent d’une « grande sensibilité et d’une extrême générosité » (P.155) et d’autre part, une attitude et des réflexes de compétiteur systématique, certainement plus proches du piranha naturalisé que je voyais posé sur l’étagère du bureau, par ailleurs assez modeste, que conservait J.-P. Le Roch au siège d’INTERMARCHE.
Au final, ces considérations semblent avoir eu du mal à s’imposer au point que J.-P. Le Roch « doute parfois et se prend à regretter en constatant ce que (les adhérents) sont devenus : c’est terrible, se lamente son épouse. On a vu tant de familles se déchirer, se détruire, d’hommes quitter leur femme, des héritiers s’entretuer pour de l’argent, que c’en est écœurant, alors que l’essentiel est ailleurs » (P.209).
• « Tout a été dit sur les Mousquetaires : le pire comme le meilleur » (P.197). Ce manichéisme, au-delà des opinions de circonstance, tient peut-être au fossé qui s’est élargi au fil des ans entre la multinationale institutionnelle et la start up des premières années, à moins qu’il ne soit l’expression banale de l’inévitable tiraillement entre nécessités et vertus.
D’un côté, la présomption du nombre, l’assurance du succès, la véhémence des codes, les hiérarques ambigus, la froideur des chiffres, les organigrammes et les procédures, la banalisation et l’anonymat, l’inertie des acquis et de manière générale, tout « ce que l’on fait avec cette informatique qui tue l’intelligence humaine » (P.216).
De l’autre, ces jeunes « entrés un peu par hasard dans la grande distribution avec comme seul objectif la réussite professionnelle, (qui) découvrent (…) la grande aventure » (P.119), rejetant les codes "corporate" au point de renier le terme même d’"entreprise" (à leurs débuts, les LECLERC parlaient de l’"Expérience" puis ils s’intituleront le "Mouvement" LECLERC - https://www.histoire et archives.leclerc/a-la-une/histoire-de-l-acdlec-les-fondements-1964-1969-partie-1), luttant contre des marques "Goliath", hasardant des moyens inédits, bâtissant une enseigne « où tout va très vite » (P.198), mais aussi une culture non conformiste « qui fleure bon l’amitié et la générosité » (P.198), cherchant à vendre d’abord une idée, voire un état d’esprit.
Le premier visage, je l’éprouvais tout spécialement lors des congrès annuels du groupement où « la grande fête de famille où rien n’est vraiment compliqué » (P.173) m’a toujours semblé singulièrement convenue et empruntée. Le second, j’ai pu l’entrevoir encore par la proximité du secrétaire général d’alors et ancien collaborateur de J.-P. Le Roch, Alain Rocher, dont l’art et la manière conservaient, quoi qu’il en soit, le charme exceptionnel de cette histoire.
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